Dire que nous sommes obnubilés par la question du temps revient à faire une généralité. 
Quand on vit son calendrier, un temps parmi beaucoup d’autres, quotidiennement, il me semble qu’on vit très naturellement un temps conscient, inconsciemment. Conscient parce qu’il nous réveille, nous endort, nous contraint, nous situe spatialement, mentalement ; parce qu’il est signifié partout : et vécu inconsciemment parce que nous n’avons pas conscience, minute après minute, d’être dirigés, ou pas, par lui. Il est là sans être là. Nous le vivons sans le penser constamment.
Si je dis que je suis obnubilée par le temps, je mens. Tout simplement parce que je n’ai pas pensé le temps en lui-même, par moi-même. Nous l’avons questionné dans le cadre d’un cours d’esthétique littéraire, au second semestre. Il a été mentionné dans le cadre d’un autre séminaire, dans ce même semestre, et apparaissait encore, çà et là, dans mes lectures. Il fait l’objet d’un dossier du numéro du mois de juillet 2016 de Philosophie Magazine, autre lecture entreprise sur une plage. Je ne suis donc pas personnellement obnubilée par le temps, on m’a obnubilée de lui. Le présentisme, le messianisme, l’instant, l’éternité, la durée, l’intensité, le temps du récit, le temps cyclique, le temps cosmique, physique, vécu, pensé, écrit, mâché, joué, gâché, perdu, collé, froissé, linéaire, arrêté, historique, religieux, cristallisé, figé, étendu, ralenti, accéléré, retourné, souvenu, donné, nostalgique, mélancolique, anticipé, prévu, couru, battu.
Le voilà gâté par tout ce que peuvent en dire les penseurs, scientifiques, sportifs, travailleurs, chômeurs, connaissances, la liste est longue. Doit-on, pour s’approprier un concept que beaucoup ont dit intimidant, sûrement parce qu’il n’a pas de substance et que nous comblons l’impensable par une multitude d’enrobements par les mots, les corps, les expériences – temps littéraire, verbal et j’en passe -, lire Saint AugustinBenjaminDiderot, et une foulitude d’autres fétiches d’un cursus de lettres modernes ? On en revient à l’éternelle question qui a secoué cette année passée à me débattre entre un sujet de mémoire et ma légitimité à le traiter : peut-on penser et pense-t-on par nous-mêmes ? Je ne serais sûrement pas là, à parler du temps, si l’on ne m’avait pas fait un cours sur Augustin et Ricoeur ainsi qu’un cours magistral d’esthétique littéraire. Si je l’ai pensé avant ça, je l’ai pensé inconsciemment. On pourrait dire que je le vivais – une différence entre vivre, et penser le fait que l’on vit quelque chose, ou que l’on vit tout court.
Dire que l’on n’a pas de temps est une aberration, ou bien un pléonasme. Effectivement, on ne possède pas le temps, il n’a pas de substance et n’est la propriété de personne en tant que concept universel, régi par des lois qui dépassent notre simple définition en tant qu’être humain. Mais il est la propriété de tout le monde en tant que matière à penser indéterminée et non substantielle, en tant que temps propre.
Mon temps propre est le résultat du processus de subjectivation du temps conceptuel et universel. Il s’agit de ma demi heure d’abdominaux, de ma semaine de vacances, de mon temps de sommeil, de mon impression de déjà vu, inscrits dans le plus vaste temps de l’espèce humaine. Il y a donc potentiellement autant de temps vécus, ou non vécus, selon les processus de subjectivation, que d’êtres pour le vivre. Et si nous nous croyons possesseurs d’une partie même infime de ce temps universel par le simple processus de subjectivation, nous faisons une erreur. Nous ne sommes possesseurs de rien d’autre que de notre façon de penser ce temps, de notre appropriation du temps universel. Autrement dit, nous ne pouvons pas dire que nous n’avons pas le temps – de faire quelque chose, d’aller quelque part, d’aimer quelqu’un, de haïr quelqu’un d’autre – puisque cela sous-entend que nous avons épuisé la réserve de temps que nous posséderions avant cela. Or, si nous n’avons jamais été possesseurs de temps, nous ne pouvons ni ne plus en être détenteurs, ni le gâcher, ni le perdre.
La forme de temps perdu qui vient le plus aisément à l’esprit est celle de l’ennui. Quel temps perdu que de ne pas savoir comment l’occuper, comme si l’action était le principe même du temps, incarné par une activité physique, spatiale ou intellectuelle. L’ennui n’est pas un temps perdu. Rien n’est temps perdu. Nous n’avons rien à perdre, lorsque l’on parle de temps. La mort même n’est pas un temps perdu, puisque nous ne sommes même plus là pour le vivre. Le temps propre disparaît au moment de la mort, pas le temps universel. Si là n’est pas la preuve la plus évidente que la dernière chose que nous puissions posséder est le temps, alors je ne sais plus quoi vous dire. Dire que le temps est une autre façon de nommer le concept de la vie même serait, par conséquent, une erreur. Le temps est une autre façon de nommer la vie subjective dans la mesure où, là encore, nous nous référons au temps propre. Le temps universel ne peut se contenter de définir la vie de l’humanité : nous sommes trop récents, trop petits, trop fragiles pour réduire le concept de temps universel à notre seule condition humaine. A notre extinction, le temps sera toujours là, simplement il n’y aura plus d’être humain pour l’appeler temps. Peut-être trouvera-t-il un autre nom. Peut-être que le langage n’existera pas, du moins comme nous l’entendons.
Dire que nous n’avons pas de temps est donc une aberration. Dire que l’on en a est une aberration. Nous n’avons pas le temps, nous le sommes en partie. Des petites parcelles de temps, atomisées, propres, clignotant comme des ampoules sans cesse renouvelées.
Dire le temps est une aberration. Ampoules, universel, propre, atomes, ennui, mort : on multiplie les mots pour tout dire, sauf le temps lui-même. On ne parvient à le dire autrement que par des comparaisons, des métaphores, et des subjectivités.