L'hebdomadaire Courrier International du 13 au 19 décembre 2018 titrait "Macron est-il fini ?"
La lassitude m'a prise. Nous parlons de l’homme, visiblement empêtré dans un gilet jaune qui lui serre le buste. C’est très Macron-centré comme façon de voir les soulèvements qui ont cours dans toute la France depuis novembre. Plusieurs semaines durant, les matinales de France Culture tentent par ailleurs, comme beaucoup de journaux, de détricoter le macro-phénomène « gilets jaunes » sous des prismes différents – politique, historique, social – tandis que de nombreux reportages aux formats très variés s’attachent à dépeindre des situations individuelles. C’est sûrement la seule façon de voir ce qu’on appelle le mouvement des gilets jaunes : une somme de situations individuelles intenables et la fin d’une réponse macro-politique, macro-économique, à des situations microscopiques, comme on peut le penser non sans un certain dédain.
Courrier International est un format de presse papier intéressant : une grande revue de presse thématisée et hiérarchisée sur l’actualité internationale. Plus précisément, l’hebdo met certaines actualités en emphase – le mouvement des gilets jaunes en France, le Brexit, le retrait des troupes américaines de la Syrie – et s’attache à confronter les analyses de pays étrangers en réaction à cette actualité. Pas mal.
Lasse à l’idée de lire les énièmes analyses de la politique de Macron face aux événements en France par des observateurs étrangers – journalistes, spécialistes -, mon oeil a été attiré par un autre dossier à la page 30, titré : « Un monde sans viande ? ». Pas parce que je suis apparemment ce qu’on appelle flexitarienne depuis peu – je veux ne plus jamais manger de viande mais dois encore lutter contre quelques craquages -, mais parce qu’il y avait une confrontation d’opinion dont la mise en page a attiré mon attention : faut-il taxer la viande rouge, page de gauche OUI, page de droite NON.
Sam Pugh, du New Statesman, justifie la mise en place d’une telle taxe – qui serait fondée sur les « émissions de gaz à effet de serre par kilo » ou bien prendrait la forme d’une « TVA à taux plein (20%) sur les produits carnés » – en rappelant les impacts négatifs de ce qui apparaît clairement comme une sur-consommation de viande rouge sur notre santé et sur l’environnement. A noter qu’avant cela, plusieurs articles du dossier rappelaient, en une suite de chiffres un peu chiante à lire mais toujours vertueuse pour la mémoire, l’impact de cette sur-consommation sur notre environnement et le bien-être animal. Les deux tribunes opposées commencent peu ou prou avec le même constat : l’opinion et les pouvoirs publics tendent à vouloir, si ce n’est taxer ou contrôler, du moins prévenir sur les abus de consommation de viande rouge. Pour le souligner, la deuxième phrase de Sam Pugh rappelle des études et des chiffres (de l’OMS, l’ONU, et du National Health Service, entre autres), que le journaliste résume rapidement. C’est une façon de nourrir le débat d’arguments scientifiques, non pas culturels.
Son confrère du NON, Christopher Snowdon de The Spectator, s’emploie à décrédibiliser – indirectement, puisqu’ils ne se répondent pas par tribunes interposées – les arguments de Sam. Pour cela, il réagit à une étude publiée dans le journal PLOS One le même jour (6 novembre 2018), calculant le montant que devrait atteindre une éventuelle taxe sur la viande rouge. Le problème, c’est qu’il n’explique pas en quoi la méthode de l’étude est douteuse ni pourquoi les chiffres seraient faux – ou grossis, selon lui : « Comme la plupart des conclusions scientifiques basées sur une stratégie – j’ajoute : laquelle ? De quelle nature ? -, l’étude repose sur une modélisation informatique – laquelle ? – opaque – pourquoi ?. » Il dit ensuite quelles sont les tendances relevées par l’étude : morts liées à la sur-consommation de viande rouge, coût pour la société et taxe requise pour le compenser. Voilà la conclusion du journaliste : « L’article ne fournit pas suffisamment d’informations pour que le modèle puisse être parfaitement clair pour le lecteur – quelles sont les informations manquantes ? -, mais une chose est sûre : les chiffres sont démesurés. » Et bien Christopher Snowdon, ensuite, n’explique jamais en quoi ils le sont, ni pour quelles raisons. Ils le sont, voilà tout. 2,39 millions de personnes par an mourraient de quelque chose qui a trait avec leur consommation de viande rouge, les liens entre certaines maladies et ce régime alimentaire ayant été prouvés, mais « le chiffre de 2,39 millions défie l’entendement ». Même l’estimation du montant de la taxe passe à la moulinette des doutes et croyances du journaliste : « En laissant de côté la méthodologie douteuse par laquelle ces chiffres ont été obtenus, il semble peu probable que le gouvernement britannique instaure une taxe de 78% sur les viandes transformées dans un proche avenir, ainsi que le recommandent les auteurs ».
En tant que lectrice, voilà ce que j’entends de la réponse de Christopher : les lobbyistes du véganisme, ce mouvement issu du « puritanisme qui a fluctué à travers les âges » – c’est dans sa toute première phrase -, veulent faire raquer les mangeurs de viande et son prêts à manipuler l’opinion avec des études douteuses pour cela. Son discours à charge se décrédibilise définitivement lorsqu’il inscrit ce « mouvement » carno-sceptique – j’invente l’expression – dans une mouvance politique et morale cloisonnée et injustifiée : « Si l’on admet en outre – et qui peut le nier ? – que les défenseurs d’un Etat sur-protecteur suivent un plan établi par le lobby anti-tabac, il est également aisé de deviner quelles seront ses méthodes ». Je ne comprends pas cette phrase, ni l’association, ni le fait que le lecteur ne puisse nier cette assertion, ni le drapeau tendu du complot de ces « grincheux et des ascètes », aujourd’hui lassés de « lutter contre les fléaux que sont l’alcool et le tabac ».
En quelques phrases, voilà toute la diversité et la complexité des différents niveaux d’investissement et d’engagement des carno-sceptiques réduites à une communauté de rabat-joies manipulateurs de chiffres. Pour information, voilà la longue étude mentionnée par Christopher, publiée dans le PLOS One du 6 novembre 2018 : https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0204139 C’est en anglais, c’est long, il y a une importante bibliographie. Néanmoins l’étude ne se contente pas de calculer ce que devrait être le montant d’une taxe sur la viande rouge – méthode qu’il faut effectivement discuter ou confronter à d’autres modèles, puisqu’il s’agit là de l’inconnue de l’équation -, elle synthétise également un grand nombre d’observations scientifiques concernant l’impact de notre consommation de viande rouge sur la santé. Des faits qu’on ne discute plus concernant la viande transformée https://www.who.int/features/qa/cancer-red-meat/fr/
En tant que lecteurs, le problème de positionnement de la part de Christopher fait mal aux yeux. Outre le journalisme d’opinion qu’il exerce – après tout, pourquoi pas, Sam, partisan du OUI, ne s’en cache pas non plus -, le problème est qu’il oppose à des arguments scientifiques des opinions morales, voire des jugements de valeur. Le problème ici est de vouloir à tout prix inscrire des revendications a priori sanitaires dans des courants de pensée – politiques ou personnels. Il est plutôt clairement évident que les arguments de Christopher sont irrecevables, ou au mieux très orientés.
Mais voilà le problème de la revue de presse, et du commentaire de commentaire : Courrier International ne fait qu’offrir des extraits de l’article de Christopher, partisan du NON. Lorsque l’on se rend sur la version complète en ligne de son article, publiée sur le site du Health Spectator, on trouve le fameux paragraphe où le journaliste explique ses réticences face aux chiffres annoncés par l’étude, notamment concernant le nombre de morts corrélées à la consommation de viande rouge (rappel : 2,39 millions par an d’après l’étude) : « The authors – ceux de l’étude – admit that the Lancet’s Global Burden of Disease reports estimated the true figure to be 900 000 in 2010 and 700 000 in 2013. That is enough of discrepancy but they do not mention the most recent edition of the report wich put the figure at just 140 000. The estimate published today is therefore seventeen times larger than an estimate of the same risk factor published barely a year ago. How can anyone have confidence in this field of academia ? ». Les chiffres de l’étude PLOS One seraient donc discutables et sont contredits par d’autres chiffres nettement inférieurs publiés une année avant cela. Plus loin, l’auteur s’étonne du nombre de morts par an liés à la consommation de viande rouge en Grande Bretagne (70 000, dix fois plus que l’alcool) – sans, cette fois-ci, donner de contre-étude. Il explique ensuite qu’il est difficile de comptabiliser, comme le fait l’étude du PLOS One, des externalités négatives (impacts négatifs sur l’environnement et leur coût) dans le modèle de calcul d’une taxe sur la viande rouge. Enfin, il souligne qu’il est impossible de considérer quelqu’un qui n’a pas contracté de maladie liée à sa consommation de viande rouge comme un individu sain, protégé de toute autre maladie au cours de sa longue vie. Autrement dit, ce dernier, s’il tombe malade de n’importe quelle autre maladie liée à autre chose, aura également un coût : on ne peut calculer le montant d’une taxe sur la base d’individus malades à cause de la viande rouge – qui coûtent cher à la société – d’une part, et individus sains d’autre part.
Le premier constat ici concerne, une fois encore, la responsabilité des journalistes quant à la sélection de l’information. Si les arguments moraux que je juge personnellement illégitimes de Christopher Snowdon sont toujours là, ils ne se suffisent pas dans l’article : ils sont accompagnés d’une micro-expertise économique, puisque c’est à travers le prisme économique que la consommation de viande rouge est discutée dans cette partie du dossier. D’un seul coup, c’est l’hebdo français qui devient un peu trop partial : après avoir réuni un article confrontant les témoignages d’un boucher malmené par des activistes spécistes et celui de l’un d’entre eux, rappelé les conséquences néfastes et chiffrées de l’élevage sur l’environnement, la revue de presse confronte l’argumentaire chiffré et raisonnable de Sam Pugh – en termes d’idéologie – à des extraits virulents et passionnés – dans le sens motivés par autre chose que l’intellect – contre les carno-sceptiques de Christopher Snowdon.
Peut-être est-ce là encore une manifestation assez peu subtile de ce que l’on appelle le journalisme d’opinion, s’octroyant la mission de sensibiliser à la sur-consommation de viande rouge. Il faut aller lire soi-même l’étude publiée dans le journal PLOS One, ainsi que sa bibliographie. Il faut aller se renseigner sur le cursus de Christopher, ses publications et plus largement sa légitimité à remettre en question cette étude et ses chiffres : il faut donc également lire la bibliographie et les contre-études dont il parle dans son article.
Il faut trouver les études qui contre-diront celle publiée dans PLOS One, puis lire les commentaires de ces autres études qui discuteront également leurs méthodes ainsi que leurs résultats. Il faut lire Springer, Burgat, De Waal, Descartes, Levinas…
Ou bien, il faut simplement faire appel à son affect et l’assumer pour de bon : dans quelle assertion se reconnait-on, si l’on s’accorde à penser que chacun cherche à s’inscrire dans un courant, à trouver une image de soi-même dans la parole des autres ? « (…) nous – Sam aussi – ne proposons pas de contrôler la consommation de viande ni de l’interdire. Il s’agit d’une démarche bienveillante, progressiste, fondée sur des connaissances scientifiques, qu’il est indispensable d’adopter pour faire face aux conséquences négatives de nos choix personnels ». Là, j’ai envie d’y projeter ce que je pense, de m’assimiler à ce qui apparaît certainement comme un courant de pensée. Me voilà donc une cible assimilée à la ligne éditoriale du dossier, qui entend sensibiliser au végétarisme de manière assez évidente.
Mais on ne peut échapper à une forme de doute, sans qu’il ne vienne nécessairement de croyances personnelles, mais bien plutôt du fait que Courrier International ait opposé radicalement la parole du gentil face à celle du méchant. En cherchant un peu trop ouvertement l’adhésion par la sélection de l’information, l’hebdo provoque la défiance, car c’est précisément ce biais qui vient transformer l’analyse ou la pensée en opinion journalistique – dans le sens où elle se trouve portée sur la place publique. Or, que doit tirer l’individu d’une opinion d’opinions, en plus de toutes les opinions qui se confrontent dans la sphère privée ?
Ce n’est qu’un exemple, qu’un angle à travers lequel un exemple de journal évoque le végétarisme et toutes ses déclinaisons. Il en existe beaucoup d’autres que secoue le plus large de tambour de l’industrie médiatique, qui ne comprend pas seulement les journalistes, mais également les célébrités qui occupent l’espace public de promotion – télévision, radio, certaines presses papiers. L’initiative du « lundi vert » lancée le 7 janvier 2019 par un collectif de célébrités et d’anonymes – comme s’il s’agissait de la meilleure façon de les différencier – en est l’illustration.